« Plutôt que d’effacer le passé comme certains le souhaitent, il faut se l’approprier »
Professeur d'anthropologie à l'École normale supérieure et directeur de recherche au CNRS, Benoît de l'Estoile forme ponctuellement au Palais des enseignants sur l'histoire coloniale du lieu. Nous lui avons posé trois questions !
Le Palais de la Porte Dorée est une émanation de l’Exposition coloniale internationale de 1931, souvent perçue comme une pure apologie du colonialisme. Vous avez montré qu’elle était pourtant aussi la première célébration de la diversité culturelle....
Benoît de l'Estoile : On a souvent en tête une exposition aux décors de carton-pâte, approximative et décorative, sans aucune forme de reconnaissance et d’intérêt pour les peuples présentés. Les documents historiques montrent que cela est plus compliqué.
En 1931, il y a au sein de cette exposition des présentations d’arts indigènes, prêtées par des collectionneurs de renom au Musée permanent des colonies ou aux pavillons des diverses colonies. Les artistes français mettent en scène la richesse économique et culturelle des territoires conquis, comme le montre par exemple le bas-relief de Janniot. Des artistes des colonies sont invités à se présenter et des spectacles musicaux, de théâtre ou de danse, des reconstitutions ethnographiques, valorisent les différents territoires présentés.
Clairement, la diversité des empires coloniaux est valorisée sur un mode esthétique très marqué, tant dans l’architecture, qui s’inspire de constructions indigènes, que dans les œuvres d’art ou les spectacles. L’enjeu bien sûr est de convaincre le public que le colonialisme est positif. Il faut aussi répondre à l’anticolonialisme naissant, alors que les révoltes sont réprimées dans la violence en Afrique du Nord et en Indochine. Il faut enfin contrer les critiques formulées par les autres puissances impérialistes comme la Grande-Bretagne, ou qui n’ont pas de colonies, comme l’Allemagne ou les États-Unis.
Il s’agit donc de mettre en valeur une nouvelle politique coloniale, qui s’appuie sur les spécificités des « civilisations », comme on dit à l’époque, des différentes colonies. Néanmoins, il s’agit bien d’une première célébration de la pluralité culturelle, une forme de « goût des autres », qui préfigure les futurs Musée de l’Homme puis le musée du Quai Branly.
Que pensez-vous des débats actuels sur les traces coloniales dans l’espace public, du déboulonnage des statues au changement des noms des rues ?
Benoît de l'Estoile : Les traces de ce passé font partie de ce que j’appelle les héritages coloniaux. Ce n’est pas une notion uniquement négative, car un héritage, cela peut être accepté, partagé, mais aussi contesté, débattu entre les héritiers. Plutôt que d’effacer le passé comme certains le souhaitent, il faut se l’approprier. Il est important d’oser parler de cette histoire, dans toute sa complexité et ses nuances, avec des historiens, mais aussi des anthropologues et des artistes.
Plutôt que d’enlever des choses à l’espace public, il faudrait plutôt en ajouter, pour montrer une histoire plus complexe que celle qui est donnée à voir.
Comment le Palais peut-il se raconter aux générations actuelles ?
Benoît de l'Estoile : La polémique à son sujet n’est pas nouvelle. On est face à un bâtiment qui est un chef-d’œuvre architectural et qui à ce titre doit être valorisé, mais qui est en même temps incontestablement une légitimation du colonialisme. La question de savoir s’il fallait le montrer et comment le faire s’est posée depuis longtemps.
Dans les années 1970 déjà, les fresques de la salle des Fêtes avaient été voilées, tant cette histoire coloniale gênait. Mais vouloir ignorer cet héritage colonial n’est pas la bonne solution.
Pour mieux raconter son histoire complexe, on pourrait par exemple rendre visibles ceux qui ont été oubliés : tous les artisans, artistes des colonies, militaires qui sont venus à l’Exposition de 1931, des artisans marocains ou indochinois au sultan du Maroc ou à une délégation de dignitaires du Dahomey (actuel Bénin). De très beaux portraits d’eux, rarement montrés, ont été réalisés par la mission photographique Albert Kahn. Les coulisses de l’empire colonial glorifié sur les fresques ou la façade, du travail forcé à la répression des révoltes, peuvent aussi être expliquées, ou mis en scène par des installations artistiques.