Juifs et musulmans de la France coloniale à nos jours
L'exposition du Musée dévoile la relation fluctuante et complexe entre juifs et musulmans au Maghreb et en France. Une histoire de vies communes et de ruptures, bien loin des clichés d’une hostilité pluriséculaire.
La poésie d’un paysage céleste figuré par des étoiles et des croissants de lune étincelants. La dureté hérissée et menaçante du métal, aussi. Big Bang, une installation animée de l’artiste Kader Attia, accueille les visiteurs de la nouvelle exposition du Musée. L’œuvre ambivalente, qui mêle les symboles de l’islam et du judaïsme, résume bien l’histoire qui va être racontée ici. Celle des relations complexes entre juifs et musulmans : l’harmonie et le conflit, la douceur et la dureté. À la fois si loin et si proches, pour reprendre le titre d’une série de Karim Miské.
Juifs et musulmans de la France coloniale à nos jours s’inscrit totalement dans les missions du Palais définies par son directeur général, l’historien Pap Ndiaye : s’emparer des sujets brûlants contemporains pour les « refroidir ». Avec au point de départ, cette idée d’une hostilité millénaire et irréductible entre juifs et musulmans. Une vision « très réductrice », que l’exposition s’attache à démonter, explique son commissaire exécutif, l’historien Mathias Dreyfuss. « Cette vision occulte par ailleurs le rôle central du politique et des autorités françaises dans l’évolution des rapports entre les deux communautés, comme révélé par les travaux de l’historien américain Ethan Katz. » À travers de très nombreuses archives, photos, œuvres d’art et vidéos, l’exposition montre les ruptures mais aussi les rapprochements entre juifs et musulmans.
Des fluctuations traduites dans la scénographie où dégradés de couleur et formes plus ou moins éclatées nuancent la rigueur des arches marquant l’entrée dans les sections chronologiques. L’exposition commence en 1830 mais l’histoire a démarré bien avant, avec la conquête arabe du Maghreb au VIIe siècle. Les juifs y sont, comme les chrétiens, des dhimmis, infériorisés car non musulmans, mais protégés car monothéistes. Pendant des siècles se construit une culture « non pas commune, mais partagée » insiste l’historien et commissaire général de l’exposition Benjamin Stora. Même langue l’arabe et le berbère -, même cuisine, mêmes vêtements, mêmes cultures populaires, « même importance aussi de la religion dans l’organisation de la vie sociale ».
La prise d’Alger en 1830 et la conquête coloniale du Maghreb vont bouleverser cette relation. En Algérie, laboratoire de la colonisation, le statut de dhimmi est aboli. Après la départementalisation (1848) émerge la question de l’égalité avec les juifs de métropole, citoyens français depuis 1791. Par le décret Crémieux de 1870, largement documenté dans l’exposition, cette citoyenneté est accordée aux juifs algériens. C’est la première fracture majeure de la période coloniale, les musulmans restant soumis au code discriminatoire de l’indigénat. Un focus thématique dévoile l’impact majeur du décret sur l’éducation. Les enfants juifs algériens ont accès aux écoles de la République, deviennent fonctionnaires, avocats, médecins. En Tunisie et au Maroc, leurs coreligionnaires, bien que toujours sous statut indigène, reçoivent une éducation de langue française dans les écoles de l’Alliance israélite universelle.
À l’inverse et dans le meilleur des cas, les enfants musulmans s’arrêtent au certificat d’études indigène ou ne maîtrisent pas le français. Ces différences éducatives pèseront lourd dans les trajectoires migratoires au moment des indépendances. La guerre marque une nouvelle étape, décisive pour les deux communautés. Avec l’abrogation du décret Crémieux en 1940, les juifs algériens perdent tout : leur nationalité, leurs biens, leur accès à l’école. « Merci d’indiquer si votre enfant est étranger, Français juif, Français non juif, indigène algérien musulman, juif algérien. », écrit le proviseur du lycée Bugeaud d’Alger aux parents d’élèves ce 9 novembre 1940. Cet épisode renforce encore les arguments des indépendantistes : ce que la France a donné, elle peut le reprendre. L’heure de la décolonisation est arrivée.
L’histoire va se poursuivre en France. Entre 1945 et 1967, le pays accueille quelque 700 000 musulmans et 600 000 juifs du Maghreb. « Ces derniers jugent qu’ils n’ont pas leur place dans les projets nationalistes musulmans des nouveaux États, qu’ils quittent en grand nombre » rappelle Benjamin Stora. « La France est pour eux la promesse d’une égalité républicaine ». À Belleville et Sarcelles, les films d’archives de l’INA montrent deux communautés qui vivent de façon relativement apaisée. Mais la « différenciation sociale très présente » creuse les écarts, insiste l’historien. « Les musulmans étaient souvent des paysans peu instruits, ayant le projet de repartir. Les juifs, français pour certains depuis 1870, étaient là pour rester. » L’irruption de la question palestinienne dès la fin des années 1960 va donc catalyser un siècle de divergences entre les deux communautés. Les difficiles relations entre l’État et l’islam, deuxième religion de France, les actes terroristes commis au nom de ce dernier, l’affirmation des deux religions comme éléments identitaires majeurs, ont élargi la faille. Et aujourd’hui, des deux côtés de la Méditerranée, la mémoire de ces siècles d’histoire partagée a disparu. Plus encore en Algérie, explique Karima Dirèche, historienne des sociétés maghrébines et commissaire associée. « L’histoire du judaïsme en Algérie est une histoire verrouillée, réduite à la ’trahison’ de 1870. Les traces physiques et la mémoire de ce passé n’existent plus en Algérie. Alors que la Tunisie et surtout le Maroc entretiennent ou ouvrent aujourd’hui des lieux rappelant leur passé judaïque ». On s’attachera d’autant plus aux portraits qui jalonnent l’exposition et qui illustrent des rencontres, des amitiés et des engagements allant à rebours de l’évolution générale.
Dans l’entre-deux-guerres notamment, des figures culturelles communes ont rassemblé juifs et musulmans. C’est Habiba Messika, chanteuse juive tunisienne icône des deux communautés et des nationalistes. C’est Mahieddine Bachetarzi, père du théâtre algérien et l’amitié avec celui qui fut son mentor, le musicien juif Edmond Yafil, racontés dans un film d’animation (commandé au centre culturel Dalâla pour la promotion des cultures juives d’Afrique du Nord). Une section de l’exposition rappelle aussi le parcours de familles juives engagées dans la lutte anti-coloniale, comme les Saïd-Ghenassia. Mireille, la mère, cacha des armes dans son cabinet de sagefemme. Son neveu Pierre mourut dans les rangs du Front de libération national algérien. L’exposition se clôt avec les collégiens sarcellois filmés par Valérie Mréjen. Un portrait collectif tout en nuances, à l’image du propos général de l’exposition. Il y est question de religion bien sûr, mais plus largement d’altérité et de ce qui fait rêver les ados, qu’ils soient juifs, musulmans, chrétiens ou athées. Quelques promesses d’avenir dans un monde assombri.
Pour en savoir plus : consulter le mini-site dédié à l'exposition