Éditorial

Dans la tempête

Rédactrice en chef de la revue "Hommes & Migrations"

Les élections européennes révèlent l’opposition radicale d’une large partie de l’opinion française à l’immigration. Opposition alimentée par des discours qui agitent le chiffon rouge du grand remplacement, de l’invasion étrangère et des conflits religieux. Les inquiétudes multiples qui s’expriment devraient inciter les institutions scientifiques et culturelles à redoubler d’efforts dans leurs missions d’explicitation et de dialogue, nécessaires pour produire un projet sociétal commun, une citoyenneté ouverte et une solidarité active. Dans la tempête, il s’agit de combattre avec une vigueur renouvelée certains des préjugés majeurs qui construisent, dans l’imaginaire des Français, l’immigration comme un problème et un ennemi de notre société. Celui de l’échec de l’intégration imputé aux spécificités des migrations postcoloniales et non européennes figure en première ligne.

Des classes moyennes invisibles

La revue publie une série d’articles sur la mobilité sociale des migrants et de leurs descendants, en relation avec la constitution de classes moyennes issues des générations migratoires successives. Les travaux attestent d’une dynamique d’ascension de fond, d’autant plus remarquable que les immigrés et leurs enfants partent de conditions sociales plus défavorisées comparées à celles des catégories populaires nationales. Ils soulignent aussi l’extrême diversité des stratégies d’accès, des positions socioprofessionnelles, des choix résidentiels, des sentiments d’appartenance de ces classes moyennes. Composites et plurielles, elles ne parviennent pas à acquérir de visibilité publique en tant que telles, ni à contredire le crédo d’une crise de l’immigration.

Le paradoxe de la mobilité

En complément de cette mobilité silencieuse des immigrés en France, les nouvelles migrations tendent à être de plus en plus qualifiées. Elles fournissent en travailleurs diplômés des secteurs entiers sous tension (santé, éducation, technologie…). Ces profils dotés également de compétences transnationales et entrepreneuriales performantes participent à la vitalité économique et à l’innovation. Le paradoxe de cette situation doublement positive, c’est qu’elle ne parvient pas à briser le plafond de verre qui touche les immigrations postcoloniales comme les plus récentes. Leur mobilité sociale est vécue comme une course semée d’obstacles, tant les personnes concernées déclarent avoir subi des discriminations ré-activées par des mécanismes de racialisation ou d’essentialisation. Le passage d’une classe à l’autre s’accompagne d’un fort sentiment d’injustice, de racisme et de relégation, tout en incitant à des formes de politisation dans une société maltraitante. Autre choix, celui de l’expatriation vers des pays qui reconnaissent ces personnes à leur juste valeur.

À l’heure des résistances

L’année 2023 a été marquée par la commémoration des luttes immigrées, au premier rang desquelles La Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983. Cette Marche a fait émerger sur la scène politique française une génération d’enfants d’immigrés qui se sont mobilisés pour les droits de leurs parents et ont résisté contre les violences dont ils étaient les cibles. La revue publie une cartographie des commémorations de cet événement central pour la reconnaissance de la place de l’immigration postcoloniale au sein de la société française. Le portfolio présente les résultats de la collecte entreprise par un réseau d’institutions culturelles et de centres d’archives piloté par le Musée national de l’histoire de l’immigration pour sauvegarder les mémoires et constituer un patrimoine de cette histoire militante. La parole est donnée à ceux qui ont façonné l’image photographique de la Marche et construit sa place dans l’histoire des luttes immigrées.

Début 2024, la panthéonisation d’Issak et Mélinée Manouchian a invité à s’interroger sur les parcours de résistance de tous ces exilés, étrangers, apatrides et immigrés, face à l’occupation nazie et aux répressions antisémites et xénophobes du régime de Vichy. L’enquête sur les traces de Louisa Aslanian, écrivaine d’origine arménienne, contribue à sortir de l’oubli une figure de résistante... inspirante en ces temps incertains.